Entre bravoure et désespoir : « Opprimete i contumaci » (La Clemenza di Tito, 1759)

Après y avoir fait représenter le 4 novembre 1758 son Demofoonte, Johann Adolf Hasse donne avec succès le 20 janvier 1759 au prestigieux théâtre de San Carlo de Naples La Clemenza di Tito, dramma per musica sur un livret fameux de Pietro Metastasio. Comme l’écrit Raffaele Mellace, le théâtre musical hassien, sans renier la continuité stylistique qui le caractérise, présente à l’occasion de ce séjour napolitain tardif un visage fortement rénové, caractérisé par une complexité accrue[1]. L’aria de Sesto « Opprimete i contumaci » (I, 4) en est une bonne illustration.

Épris de Vitellia, qui convoite le trône, Sesto reçoit de la jeune fille l’ordre d’assassiner son ami l’empereur Tito. Ballotté entre son amour pour Vitellia et son amitié pour le monarque, le jeune homme, resté seul sur scène, laisse éclater son désespoir : dans le récitatif, simple puis accompagné, Sesto reproche aux dieux leur cruauté. C’est encore aux dieux que s’adresse son aria :

Opprimete i contumaci,
Son gli sdegni ancor permessi :
Ma inferir contro gli oppressi,
Questo è un barbaro piacer.  

Non v’è Trace in mezzo a Traci
Si crudel, che non risparmi
Quel meschin che getta l’arma,
Che si rende prigionier.
Lorsque vous opprimez les coupables,
Votre colère est encore permise :
Mais vous déchaîner contre les opprimés,
Voilà un plaisir barbare.  

Il n’y a pas de Thrace parmi les Thraces
Assez cruel pour ne pas épargner
Le misérable qui dépose les armes
Et se rend comme prisonnier.

Comme la Cleofide (Dresde, 1731), la Viriate (Venise, 1739) et la Nitteti (Venise, 1758, et Varsovie, 1759), La Clemenza di Tito napolitaine peut être désignée comme un auto-pasticcio : pour la moitié des numéros de l’opéra, le Saxon parodie des arias issues d’œuvres créées à la Cour de Dresde en 1755-1756. Le primo uomo Sesto, interprété par le castrat soprano Tommaso Guarducci, qui domine la distribution avec le ténor Gregorio Babbi (Tito), reçoit toutefois une musique intégralement nouvelle. L’aria avait déjà été mise en musique par Hasse en 1735 pour Giovanni Carestini à Pesaro et reprise en 1738 pour Ventura Rocchetti à Dresde.

La version de 1735/1738.

En 1759, Hasse met en musique le texte métastasien comme un Allegro ma non troppo en C (en réalité 2/4) et do majeur accompagné par les seules cordes. De manière générale, « Opprimete i contumaci » peut être décrit comme un air de bravoure où s’expriment également la révolte et le désespoir de Sesto, personnage faible et irrésolu.  

Le thème combine une très classique montée en Do-Mi-Sol, un Heartz et une riposte de type Meyer. Les batteries de croches répétées à la basse, la rapide gamme ascendante donnée par l’orchestre forte et à l’unisson, qui fait écho au récitatif obligé et rappelle les figuralismes utilisés par Hasse pour dépeindre la foudre, inscrivent l’aria dans le registre de la bravoure.

Les surprises commencent au troisième vers du texte de Métastase. Le ma adversatif appelle naturellement une modulation. En 1735/1738, Hasse profite ainsi de la suggestion métastasienne pour placer un classique Prinner modulant vers la dominante. En 1759, le compositeur opte cependant pour une solution beaucoup plus inattendue en modulant non vers la dominante majeure, mais vers la tonalité mineure homonyme (do). Cette modulation, assez inhabituelle dans la musique italienne[2], colore douloureusement la plainte de Sesto, d’autant plus qu’elle se situe à un moment stratégique de l’aria : le respect habituel de la norme par Hasse lui permet de tirer parti à des fins expressives de l’effet de surprise produit par un écart exceptionnel. Un Prinner mélodique, qui joue un rôle comparable à un Prinner modulant, permet de revenir au mode majeur et d’effectuer la modulation vers la dominante (sol), aussitôt confirmée par une cadence convergente. Pour suggérer la violence de l’épreuve, Hasse recourt à de larges intervalles mélodiques : un saut de sixte descendant est ainsi suivi d’un saut d’octave ascendant sur l’épithète stratégique barbaro, également soulignée par un rythme syncopé.

L’aria est pourvue d’amples sections mélismatiques. Ainsi, en A1, Hasse compose l’équivalent de seize mesures en 2/4 de coloratures (une partie étant écrite en 4/4). Aux contrastes de nuance et d’articulation s’ajoute une descente chromatique de la basse générant un accord de sixte augmentée qui rappelle le Morte.  

À l’issue des coloratures, Hasse compose une première cadence parfaite dans la dominante, sur un modèle dérivé de la Cudworth. La section n’est cependant pas terminée : la voix s’élance accompagnée par les cordes à l’unisson, sans appui de la basse. Tandis que la voix donne une pédale de tonique locale, les violons en doubles croches retrouvent leur autonomie ; enfin la basse réapparaît pour la cadence en coin, qui couronne un nouveau mélisme. Il s’agit d’un moyen simple et efficace de montrer un primo uomo totalement impuissant à maîtriser des événements et des passions qui le dépassent : A poco a poco io perdo l’arbitrio di me stesso, a déclaré Sesto dans le récitatif précédent (« Peu à peu, je perds la maîtrise de moi-même »).

En A2, ample section de coloratures (26 mesures consécutives de 2/4) avec Monte à trois paliers puis Ponte, puis passage chromatique où l’on retrouve le Morte avec sa sixte augmentée. Après une cadence parfaite en Mi-Ré-Do dans la tonique, Hasse introduit un épisode dans la sous-dominante, mais aussi dans la tonalité mineure homonyme (do).

La partie B commence par reprendre le thème de la partie A dans la relative mineure (la). Cependant, au moment où Sesto évoque son propre sort (quel meschin che getta l’armi), Hasse introduit un changement de tempo et de mesure (Andantino,3/8). Un Fonte (ré mineur-do majeur) permet une brève incursion dans le mode majeur avant le retour du douloureux la mineur, dans lequel cadence la partie. La ritournelle, de nouveau en 2/4, ramène aussitôt le do majeur initial.

Encore inédite pour la Cour de l’Électeur de Saxe, l’aria parodiée en « Son pietosa e sono amante » dans la version révisée – en fait un nouvel auto-pasticcio – de la Nitteti créée à Varsovie le 3 août 1759.


[1] Raffaele Mellace, Johann Adolf Hasse, L’Epos, Palerme, 2004, p. 274.

[2] Voir notamment Louis Delpech, Ouvertures à la française. Migrations musicales dans l’espace germanique (1660-1730), Brepols, Turnhout, 2021, p. 275.

Publié par ilcarocinese

Docteur en histoire contemporaine, passionné de longue date par la musique de Hasse et par l'opera seria

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