Romanesca, romanité ? « Se è minore in noi l’orgoglio » (Attilio Regolo, 1750)

Comme j’ai eu l’occasion de le souligner dans la recension que je lui ai consacrée, l’Attilio Regolo enregistré par Frieder Bernius souffre des coupes effectuées dans la partition de Johann Adolf Hasse, qui déséquilibrent le drame de Métastase en même temps qu’elles nous privent de belles pages musicales. L’ambassadeur Amilcare est probablement le personnage le plus durement affecté : en effet, son rôle est ramené de trois arias à une seule. Certes, Amilcare est un personnage secondaire. Cependant, le rôle, conçu pour le castrat Ventura Rocchetti, l’un des piliers de l’Opéra de Dresde, présentait à l’origine une variété affective qui contribuait à l’équilibre d’ensemble et au propos du drame.

Ventura Rocchetti dans le rôle d’Amilcare, maquette de costume de Francesco Ponte.

Attilio Regolo est un opéra où Métastase laisse libre cours à l’expression d’une romanité héroïque dont l’intransigeance confine parfois à la raideur et à la grandiloquence. Regolo, Manlio, Publio font ainsi assaut de surenchère dans le dévouement civique sacrificiel. Le couple carthaginois formé par Barce et par Amilcare apporte à cet égard un contrepoint bienvenu. Les deux personnages sont en effet étrangers à la mentalité romaine, qu’ils peinent souvent à comprendre, ce qui permet d’introduire une certaine distance critique et empêche le drame de tomber dans une emphase excessive.

L’étrangeté que constitue pour Amilcare la romanité ne signifie pas cependant qu’il y soit insensible. À l’acte II, Publio, fils de Regolo, s’est pleinement rallié aux vues héroïques de son père, qui veut, conformément à la parole donnée, retourner à Carthage pour y être supplicié. Amilcare l’accuse de servir ainsi les intérêts de son cœur : en effet, Publio est épris de Barce, retenue comme otage à Rome ; or, en cas de libération de Regolo, la jeune fille devrait être rendue à Carthage. Profondément outragé par les paroles de l’ambassadeur, Publio entre dans la gara virtuosa initiée par son père en renonçant à Barce, à laquelle il rend sa liberté. Impressionné par tant de vertu, Amilcare décide de prouver sa générosité en tentant de sauver Regolo (II, 10) :

Se minore è in noi l’orgoglio
La virtù non è minore,
Ne per noi la via d’onore
È un incognito sentier.  

Lungi ancor del Campidoglio
Vi son alme a queste uguali :
Pur del resto de’ mortali
Han gli Dei qualche pensier.
Si en nous l’orgueil est moins grand,
La vertu n’est pas moins grande,
Et la voie de l’honneur
Ne nous est pas un sentier inconnu.  

Même loin du Capitole
Il se trouve des âmes égales aux vôtres :
Et pour le reste des mortels
Les dieux ont aussi quelque pensée.

L’aria est conçue comme un Allegro en C (en réalité 2/4) et la majeur[1]. Son thème repose sur un modèle cher à Hasse : une basse descendant par degré associée à une mélodie oscillant entre le premier et le cinquième degré, ce qui constitue une variante de la Romanesca, à laquelle est associée une classique riposte en Prinner. Le thème associe le caractère ample et solennel de la Romanesca à la vivacité que lui confèrent les rythmes pointés et la syncope. Hasse y exploite également aussitôt la large tessiture de Rocchetti : en l’espace de seulement six mesures, la voix parcourt un ambitus de treizième (la4do#2), ce qui contribue également à installer un climat héroïque.

Si les arias au thème basé sur la Romanesca par degré sont très répandues chez Hasse, elles sont particulièrement fréquentes dans Attilio Regolo : c’est de ce modèle que sont dérivées les arias « Mi parea del porto » (Attilia), « Tu sprezzator di morte » (Manlio), « Non tradir la bella speme » (Regolo), « Sol puo dir che sia contento » (Barce). Ces échos thématiques témoignent bien du souci de Hasse de faire de son opéra un tout cohérent. On pourrait même aller plus loin : même si l’une de ces arias est chantée par Barce, sans doute le personnage qui conserve la plus grande distance critique vis-à-vis des valeurs romaines, la Romanesca semble associée dans cet opéra à la romanité héroïque avec laquelle Amilcare entend rivaliser. L’ambassadeur carthaginois mime donc le langage des Romains.

Le début de la ritournelle de l’aria de Manlio « Tu sprezzator di morte ».

Au troisième vers, Hasse reprend la basse descendante, dont il fait cependant un Prinner modulant pour effectuer le traditionnel passage à la dominante (mi). C’est encore le Prinner qui sert de base à la vaste section de coloratures – quinze mesures – qui débouche sur la cadence en coin qui conclut la section.

La ritournelle intermédiaire effectue le retour à la tonique, dans laquelle s’ouvre la section A2. Ce modèle de retour de la tonique, note Raymond Monelle, est particulièrement fréquent dans Attilio Regolo, ce qui reflète la quête métastasienne d’une unité émotionnelle toujours plus prononcée[2].

La deuxième section vocale s’ouvre exactement comme la première. Cependant, au Prinner dans la tonique, Hasse substitue un Meyer dans la sus-tonique mineure (si). Ce changement donne au compositeur l’occasion d’accroître encore l’étendue de la mélodie, qui plonge cette fois jusqu’au si2.

À la trame descendante utilisée au même point de la première section, Hasse substitue une trame ascendante : les coloratures de A2 – longues elles aussi de quinze mesures – prennent la forme d’une marche harmonique ascendante alternant accords à l’état fondamental et sonorités de sixte, mais aussi dans le même temps rythmes syncopés et rythmes pointés.

La signification que revêt la démonstration de virtuosité vocale dans cette aria est ambivalente. D’un côté, elle suggère l’héroïsme et rappelle les abondantes coloratures des arias de Manlio ; de l’autre, elle peut apparaître comme une forme d’hybris ou d’extravagance opposée à la sévère sobriété romaine incarnée par Regolo.

Pour mettre en musique la seconde strophe du texte métastasien, Hasse compose une belle partie B contrastée marquée Allegretto en 3/8 et fa dièse mineur. La partie module vers la dominante mineure locale (do dièse, soit la médiante mineure de l’aria), ce qui n’est pas une trajectoire harmonique commune dans les parties centrales d’arias da capo du milieu du siècle. La partie se termine par un Morte avec sa descente chromatique de la basse et sa sixte augmentée caractéristiques.

« Se minore è in noi l’orgoglio » témoigne ainsi de la tentative d’Amilcare de s’approprier le registre héroïque de ses interlocuteurs romains. Cependant, cette tentative est un échec : le projet même de soustraire par la ruse Regolo à la vengeance des Carthaginois est reçu à l’acte III par le général romain comme une insulte et une preuve de la bassesse d’âme de l’ambassadeur. La différence culturelle entre Romains et Carthaginois demeure donc irréductible.


[1] Je m’appuie ici sur la partition de copiste conservée à la Biblioteca Albertina de Leipzig (N.I. 10319) et disponible numérisée sur IMSLP.

[2] Raymond Monelle, Opera Seria as Drama. The musical dramas of Hasse and Metastasio, PhD. Dissertation, University of Edimburgh, 1979, p. 227.

Publié par ilcarocinese

Docteur en histoire contemporaine, passionné de longue date par la musique de Hasse et par l'opera seria

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