La majesté du roi légitime : « Alma grande et nata al regno » (Demetrio, 1740)

Drame très populaire du grand Pietro Metastasio mis en musique une cinquantaine de fois au cours du XVIIIe siècle, Demetrio est abordé par Johann Adolf Hasse dès 1732. Créé à Venise, l’opéra y rencontre un vif succès. Cependant, lorsqu’il le reprend pour la Cour de Dresde en 1740, le compositeur le remanie en profondeur : s’il conserve la plus grande partie des récitatifs, il réécrit la majorité des arias, notamment celles qui avaient été composées à la hâte ou reprises à d’autres opéras. Parmi les arias nouvelles que comporte la version dresdoise très soignée de 1740 figure l’aria de l’ultima parte Mitrane « Alma grande e nata al regno ».

À l’acte I, le vertueux Fenicio, grand du royaume de Syrie, révèle à son ami Mitrane, capitaine de la garde royale, que le jeune Alceste, que l’on croit de basse extraction, est en réalité Demetrio, fils du roi légitime renversé par le père de la reine Cleonice. Mitrane promet à Fenicio de l’assister pour que le prince monte sur le trône qui lui revient. Après l’aria di paragone de Fenicio (« Ogni procella infida »), Mitrane, resté seul sur scène, note qu’il était en effet impossible que le noble Alceste soit de naissance obscure : son apparence, ses paroles, ses actions trahissent incontestablement sa qualité royale. C’est également cette idée qu’exprime son aria, qui conclut la série de scènes avant le changement de décor (I, 6) :

Alma grande e nata al regno
Fra le selve ancor tramanda
Qualche raggio, qualche segno
Dell’oppressa maestà.  

Come il foco in chiuso loco
Tutto mai non cela il lume,
Come stretto in picciol letto
Nobil fiume andar non sà.
Âme grande et née pour régner,
À travers les forêts perce
Quelque rayon, quelque signe
De ta majesté opprimée.  

Comme le feu dans un lieu clos
Ne cache pourtant pas entièrement sa lumière,
Comme le noble fleuve ne peut
Demeurer contenu dans un lit étroit.

Comme l’a relevé Reinhard Strohm, le service de l’Électeur de Saxe et roi de Pologne, qui fait de l’opera seria italien l’un des moyens privilégiés de rayonnement de la dynastie, conduit le compositeur à accorder une place croissante aux thématiques politiques et héroïques que porte particulièrement cette aria métastasienne qui exalte les vertus natives inséparables de la légitimité dynastique. En 1732, Hasse avait donné à l’aria un caractère de danse pastorale, en parodiant semble-t-il l’aria « Nasce al bosco in rozza cuna » de l’Ezio napolitain de 1730[1]. En 1740, en revanche, le Saxon compose une nouvelle musique majestueuse et héroïque : un Allegro ma non troppo en ₵ et do majeur[2].

L’aria est écrite pour l’excellent castrat soprano Giovanni Bindi, dit Porporino, dont les aptitudes peu communes permettent au Saxon de donner un éclat remarquable à ses seconds rôles masculins des années 1740. Hasse lui destine un air de bravoure dont le motif de tête consiste en deux vigoureuses blanches appuyées sur une typique basse en croches répétées. Le thème commence à la manière d’une Romanesca avec un saut de la tonique vers la dominante associé à une descente de la basse vers la sensible générant un accord de sixte. Cependant, au lieu de poursuivre la descente de la basse, Hasse déploie une pédale de tonique qui sert de support à un Heartz animé de rythmes syncopés. Ce n’est qu’après ce dernier schéma que Hasse propose la conclusion attendue de la Romanesca galante. L’interprétation est peut-être forcée, mais on pourrait se demander si cette façon de différer l’achèvement d’une trame mélodico-harmonique très bien connue n’est pas une manière de traduire musicalement la majesté cachée et longtemps inconnue d’Alceste/Demetrio.

À la trame descendante qui ouvrait l’aria répond aussitôt un Do-Ré-Mi syncopé lui aussi qui suggère l’irrésistible ascension du prince.

Pour effectuer la modulation vers la dominante (sol) au troisième vers, Hasse fait le choix classique d’un Prinner modulant souligné par des rythmes pointés et des trilles pleins d’allant, qui met en œuvre un motif que le Saxon réutilise vingt ans plus tard dans l’air de bravoure de Mandane « Se vendetta io chiedo » qui conclut l’acte I de sa troisième version d’Artaserse (Naples, 1760). Une cadence convergente permet ensuite d’introduire des coloratures en Ponte alternant de rapides figures en doubles croches et des rythmes syncopés. Les coloratures sont placées sur maestà, l’un des mots capitaux de l’aria, que Métastase a pris soin de placer en conclusion de la strophe afin de fournir au compositeur une « voyelle favorable » aux vocalises, qui contribuent donc ici à illustrer musicalement la majesté du prince.

Après une ritournelle intermédiaire qui emprunte son dessin mélodique, ses rythmes pointés et ses notes piquées au Prinner modulant entendu dans la première section vocale, la section A2 reprend dans la dominante le thème de l’aria, en abandonnant toutefois le jeu sur la basse de Romanesca.

Une fois effectué le retour à la tonique, une cadence convergente rehaussée d’un Indugio conduit à une nouvelle section de coloratures sur pédale de dominante, de nouveau sur le terme clef maestà.

A2 se distingue de A1 notamment par l’ampleur prise par les répétitions de texte qui occupent la coda consécutive à la première cadence parfaite dans la tonique. Le motif déjà entendu dans les ritournelles et dans le Prinner modulant y est réutilisé, cette fois dans le contexte ascendant d’un Monte (IV-V) qui produit un effet de renchérissement. S’il s’agit d’un schéma fréquemment utilisé dans la deuxième section vocale de l’aria da capo, Hasse le place généralement vers le début de la section, si bien que son apparition dans la coda me semble plutôt inhabituelle.

Hasse s’autorise encore deux mesures de coloratures hérissées de trilles avant une cadence rompue, puis la cadence parfaite qui conclut la section.

Assez peu développée, la partie B reprend le matériau thématique de la partie principale dans la relative mineure (la) : Hasse fait le choix de laisser de côté les figuralismes naturalistes que les deux images de la seconde strophe auraient pu lui inspirer pour se limiter à une concise parenthèse dans le mode mineur avant la reprise de la partie A.

Par sa noblesse et sa vitalité rythmique, « Alma grande » conclut donc idéalement la série de scènes sur une note héroïque en suggérant à la fois la valeur du prince et la résolution du généreux Mitrane d’œuvrer à son avènement.


[1] Reinhard Strohm, « Rulers and States in Hasse’s drammi per musica », dans Dramma per musica. Italian Opera Seria of the Eighteenth Century, Yale University Press, New Haven, 1997, p. 280.

[2] Je m’appuie dans cet article sur la partition de copiste conservée à la Biblioteca Albertina de Leipzig (D-LEu, N.I. 10307) et disponible numérisée sur IMSLP.

Publié par ilcarocinese

Docteur en histoire contemporaine, passionné de longue date par la musique de Hasse et par l'opera seria

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