Fausses pistes : « Mira entrambe, e dimmi poi » (Alcide al bivio, 1760)

Alcide, Aretea et Edonide – encre sur papier de François Hou.

Créé à Vienne le 7 octobre 1760 à l’occasion du mariage de l’archiduc Joseph, Alcide al bivio est la première des trois feste teatrali conçues en collaboration par Pietro Metastasio et Johann Adolf Hasse pour célébrer les fêtes dynastiques des Habsbourg. Le livret prend pour sujet l’épisode d’Hercule à la croisée des chemins : le jeune héros doit choisir entre le chemin facile et agréable du Plaisir et celui rude et accidenté de la Vertu.

Dans la première partie de l’opéra[1], Edonide (le Plaisir) puis Aretea (la Vertu) apparaissent successivement à Alcide pour l’engager à emprunter leur voie. Le rôle d’Edonide, incontestable prima donna de l’azione, a été conçu pour Caterina Gabrielli, l’une des plus grandes cantatrices du milieu du siècle.

Vers le début de l’opéra, Edonide fait son apparition sur scène en chantant l’aria « Ferma, Alcide », un mélodieux Andantino en ¾ et fa majeur, doucement coloré de flûtes et de cors, mais aussi de cors anglais, ce qui fait probablement de l’azione teatrale de Hasse l’une des premières œuvres importantes à recourir à cet instrument. Le but de la déesse est de détourner Alcide du chemin de la Vertu, où il s’apprêtait à s’engager, au moyen d’un langage musical tout en séduction. Edonide parvient ainsi à ébranler la résolution du héros, mais non à le persuader d’emprunter le chemin du Plaisir. Pour le subjuguer, elle chante sa deuxième aria, « Non verranno a turbarti i riposi » (Allegro di molto, C, ré majeur), l’un des airs de bravoure hassiens les plus spectaculaires, accompagné de cors et de hautbois. L’aria est suivi d’une vaste séquence chorale (« Alme incaute che solcate », Andante, 3/8, sol majeur) où les nymphes et les génies de la suite d’Edonide font miroiter au jeune homme les charmes d’une vie de jouissance. L’apparition d’Aretea empêche cependant Alcide de succomber aux tentations du Plaisir (« Ah ? che fai ? t’arresta, Alcide », Allegro, C, la majeur).

C’est en réponse à l’intervention d’Aretea qu’Edonide chante sa troisième aria, qui constitue d’après Raffaele Mellace le « cœur du dilemme[2] » et est l’objet de cet article :

Mira entrambe, e dimmi poi
Qual di noi già porta in faccia
La promessa o la minaccia
Del contento o del martir.  

Accompagnami, se lieti
Vuoi per sempre i giorni tuoi:
Abbandonami se vuoi
Fra stenti impallidir.
Regarde nous toutes deux, et puis dis-moi
Laquelle de nous porte sur son visage
La promesse, ou la menace,
Du bonheur ou du martyre.  

Accompagne-moi, si tu veux
Que tes jours soient toujours heureux :
Abandonne-moi, si tu veux
Périr au milieu des épreuves.

Ce texte métastasien parfaitement balancé, qui met Alcide en demeure de choisir, est mis en musique par Hasse comme un Moderato en ₵ et si bémol majeur, qui prévoit deux parties de hautbois en réalité qui se bornent en réalité à doubler les violons dans les ritournelles. L’aria présente un thème constitué d’un Sol-Fa-Mi et d’une réponse en Prinner. La syncope qui affecte chacun des deux verbes à l’impératif (mira, dimmi) souligne l’injonction adressée à Alcide.

Après un majestueux motif pointé, Hasse effectue la modulation vers la dominante (fa) au moyen d’un Prinner modulant.

Depuis le début de l’opéra, la stratégie musicale d’Edonide consiste invariablement à tenter d’égarer la raison d’Alcide, par de douces séductions tout d’abord, puis par l’émerveillement provoqué par sa démonstration de virtuosité vocale. « Mira entrambe » s’inscrit toujours dans cette stratégie, mais adopte d’autres moyens, comme l’a magnifiquement mis en évidence Amber Youell, qui a proposé de cette aria un remarquable commentaire que je ne peux que citer en m’efforçant de le traduire aussi correctement que possible :

La division des rythmes, constamment variée, et les figures continuellement changeantes brisent la ligne musicale et créent une expérience d’écoute qui donne presque le vertige. Le caractère lent et sérieux de la première phrase de l’aria semble indiquer un certain niveau de sincérité émotionnelle, et en effet, l’auditeur moderne pourrait y entendre un écho de la très sérieuse recherche d’émotion de l’empfindsamer Stil allemand. Cependant, le niveau de figuration et la rapidité des notes accélèrent au fil de l’aria, révélant les vraies intentions du personnage. Dans ses mélismes, Hasse empile séquence après séquence de figurations changeantes, accumulant une variété apparemment infinie d’options délectables. Chaque séquence évite adroitement une cadence finale, prolongeant notre attente et renforçant le frisson sensuel de l’écoute. La vocalise en triples croches jusqu’au si bémol aigu porte cette titillation à son point culminant avant de redescendre vers un accord de sous-dominante qui débouche sur la mélodie cadentielle[3].

L’aria se signale en effet par son extraordinaire activité rythmique, destinée à déstabiliser Alcide : dès la ritournelle, qui multiplie les stratégies dilatoires, mais plus nettement encore dans les sections vocales, syncopes, accompagnement des violons à contretemps, rythmes pointés, triolets de croches, sextolets de doubles croches à entraîner l’auditeur sur de fausses pistes. La conclusion de la section A1 en donne un bon exemple : la ligne vocale descendant à partir du troisième degré opposée à une montée de la basse à partir de la tonique locale conduit à anticiper une cadence en coin ; or Hasse diffère la cadence attendue en la faisant précéder d’un motif cyclique qui évoque le Fenaroli et associe rythmes pointés et rapides sextolets de doubles croches.

Amber Youell met également en évidence la manière subtile dont Hasse met les extraordinaires capacités vocales de Caterina Gabrielli au service du propos de l’opéra :

L’effet de cette aria sur l’auditeur ne consiste pas seulement à lui présenter une suite sans fin de plaisirs. Les coloratures d’Edonide, continuellement changeantes et erratiques, et le flottement sans répit de ses trilles créent un effet diffus, qui rappelle le rôle de l’ornement de l’esthétique du luxe. Comme l’illustre la peinture et les arts décoratifs du rococo, l’ornement était conçu pour disperser en tous sens l’attention de l’observateur, ce qui conduit à une expérience de désorientation qui brouille la distinction entre le sujet et l’objet artistique. En termes musicaux, les multiples séquences qui sans cesse diffèrent la gratification, la variété de la surface musicale et l’effet de flottement des figures vocales employées pourraient conduire, en un sens à faire perdre à l’auditeur son chemin à l’intérieur de l’aria, un parallèle efficace aux paroles trompeuses d’Edonide. L’auditeur (de même qu’Alcide) devient l’objet passif de la magie vocale d’Edonide[4].

À cette magie déconcertante s’ajoute un parcours tonal plus complexe qu’à l’ordinaire : la section A1 s’aventure non seulement dans la dominante, mais aussi en do majeur et en sol mineur, tandis que la section A2 rappelle les dangers auxquels s’expose Alcide s’il suit Aretea par une incursion en fa mineur.

Hasse compose une vaste (soixante-et-une mesures) et splendide partie B contrastée (Allegretto, 3/8). Contrairement à Amber Youell, je ne la qualifierais pas de pastorale : il s’agit plutôt à mon sens d’une solennelle mise en garde adressée à Alcide, avec son entrée des voix en imitation canonique, d’abord dans la tonique avant une reprise un ton au-dessus, en do mineur, dans le cadre d’un vaste Monte. *

Si la partie module bientôt vers mi bémol, puis la bémol majeur, la perspective d’une mort violente (impallidir) est évoquée par un accord de septième mineure souligné par le forte des cordes, puis par le retour à une tonalité mineure (do). Le discours d’Edonide devient ainsi nettement menaçant, même si la déesse laisse l’orchestre asséner forte un accord de sixte augmentée tandis que sa voix fait silence, comme pour laisser Alcide déduire lui-même les conséquences qu’aurait pour lui le choix d’abandonner Edonide, ce qui constitue précisément le cœur du propos de l’aria.

On le voit, « Mira entrambe », malheureusement omise par Michael Schneider lors de sa reprise moderne de l’opéra, est une aria particulièrement élaborée où Edonide jette dans la bataille ses dernières forces pour égarer Alcide. La luxuriance de l’écriture vocale, loin d’être purement gratuite, y est au contraire toujours signifiante. C’est ce que montre le contraste saisissant qu’offre à la fin de l’opéra la dernière intervention d’Edonide (« Già di mia man la fronte », Allegretto, 3/8, mi bémol) désormais convertie et réconciliée avec Aretea : à la déconcertante profusion ornementale de « Mira entrambe » succède une aria où la déesse renonce aux coloratures au profit d’un chant sobre, à la fois gracieux et solennel, délicatement accompagné de flûtes et de cors anglais, image musicale d’un plaisir conforme à la vertu.


[1] Je m’appuie dans cet article sur la partition réalisée par un copiste viennois conservée au Conservatoire San Pietro a Majella de Naples (I-NC Rari 7.4) et disponible numérisée sur IMSLP.

[2] Raffaele Mellace, Johann Adolf Hasse, L’Epos, Palerme, 2004, p. 298.

[3] Amber Youell, Opera at the Crossroads of Tradition and Reform in Gluck’s Vienna, thèse de Columbia University, 2012, p. 90.

[4] Ibid., p. 91-92.

Publié par ilcarocinese

Docteur en histoire contemporaine, passionné de longue date par la musique de Hasse et par l'opera seria

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