Double discours : « Del sen gli ardori » (Achille in Sciro, 1759)

Dans le théâtre métastasien, les paroles à double sens sont fréquentes. C’est notamment le cas dans Achille in Sciro, où les personnages multiplient ruses et travestissements. Il s’agira dans cet article d’examiner la manière dont Johann Adolf Hasse, dans sa version du drame créée au San Carlo de Naples en 1759, traduit musicalement l’ambiguïté métastasienne.

À l’acte I, le roi Licomede présente à sa fille le prince Teagene, venu à Skyros pour demander sa main. Achille, déguisé en jeune fille sous le nom de Pirra, peine à contenir sa fureur et sa jalousie. Dans le même temps, la princesse suspecte Achille de vouloir l’abandonner pour partir pour la guerre de Troie. Restée seule avec Achille et Teagene, Deidamia rejette sans équivoque les avances du prince tout en adressant à mots couverts de vifs reproches à Achille.

Del sen gli ardori
Nessun mi vanti ;
Non soffro amori,
Non voglio amanti ;
Troppo m’è cara
La libertà.  

Se fosse ogn’un
Cosi sincero,
Meno importuno
Parrebbe il vero ;
Saria più rara
L’infedeltà.
Les ardeurs du cœur,
Que nul ne me les vante ;
Je ne puis souffrir l’amour,
Je ne veux pas d’amants ;
Elle m’est trop chère,
Ma liberté.  

Si chacun se montrait
Aussi sincère,
La vérité paraîtrait
Moins importune ;
Elle serait plus rare,
L’infidélité.
Deidamia et Teagene, encre sur papier de François Hou.

Conçue pour Clementina Spagnoli, une importante soprano des années 1750-1760, l’aria[1] présente tous les caractères fondamentaux d’un air de bravoure : conçue comme un Allegro assai e con spirito en C et ré majeur, elle prévoit des paires de cors et de hautbois et se déploie sur une basse typique en croches martelées. Hasse opte pour un thème AA associant une progression en Do-Mi-Sol et un Heartz, qui rappelle d’assez près le thème de l’aria « Quest’Elpin che voi mirate » d’Asteria (Dresde, 1737), qui présente la même forme AA, la même tonalité, la même pédale de tonique à la basse et le même profil mélodique. Le rapprochement n’est pas fortuit. Dans la favola pastorale de 1737, l’Amour, déguisé en Elpino, affirme sa toute-puissance, tandis que dans le dramma per musica de 1759 Deidamia revendique hautement la maîtrise absolue de son cœur et de sa liberté. Toutefois, l’analogie entre les deux arias suggère également l’ambiguïté du propos de la princesse, en réalité éprise d’Achille : la musique pourrait en effet contredire les paroles qu’elle adresse à Teagene en suggérant que l’amour règne sur son cœur.

Achille in Sciro (1759).
Asteria (1737).

Le thème AA a permis à Hasse d’énoncer les quatre premiers vers de la première strophe en se maintenant dans la tonique. Le quatrième vers, où Deidamia proclame son attachement à la liberté, aussitôt augmenté de coloratures, semble se prêter idéalement à la modulation vers la dominante. C’est ainsi la direction que semble emprunter le Saxon : la basse descendante, l’altération du quatrième degré font penser à un Prinner modulant. Il s’agit cependant d’un leurre : au lieu de moduler vers la dominante, Hasse compose une marche harmonique à alternance de quintes et de sixtes qui reste dans la tonique et témoigne une fois encore de la tendance à l’ « expansion harmonique » qui affecte les ouvrages napolitains tardifs du compositeur. Ce n’est qu’à l’intérieur de la section de coloratures que Hasse procède enfin à la modulation.

Considérée dans le contexte de la production hassienne, la marche harmonique, même si elle est ici utilisée de façon peu habituelle, me semble confirmer les enseignements du thème. En effet, cette trame solennelle est souvent associée par le compositeur à un entraînement irrésistible, voire à la fatalité. Quelques années plus tard, le Saxon écrit de plus un épisode assez semblable dans l’aria « Con le stelle in van s’adira » chantée par l’héroïne de Romolo ed Ersilia (Innsbruck, 1765), qui évoque le « prisonnier volontaire » (volontario prigionier) qui s’abandonne à ses inclinations.

Romolo ed Ersilia (1765).

Le leurre musical que constitue l’évitement du Prinner modulant, en même temps qu’elle induit en erreur Teagene et l’auditeur, trahit l’état réel de son cœur tout en adressant un message à Achille, toujours présent sur scène. Il permet à la fois de caractériser Deidamia comme un personnage imprévisible et capricieux et de démentir ses prétentions : comme le montre la suite du drame, la jeune fille ne parvient pas à triompher de l’amour de la gloire dans le cœur d’Achille.

La section se conclut par une cadence en coin introduite par une Romanesca.

Si la section A2 présente à cet égard un propos moins élaboré dans la mesure où elle reprend largement le matériau mélodique déjà exposé, elle donne pleinement l’occasion à Clementina Spagnoli de faire la démonstration de sa virtuosité. La section de coloratures se déploie ainsi sur plus de quatorze mesures. Animée de syncopes, hérissée de trilles et de figures rapides, elle se hisse jusqu’au contre-ré avant une première cadence parfaite dans la tonique. Cette débauche de virtuosité n’est pas purement gratuite : elle met en évidence la vivacité et l’impulsivité de la prima donna, dont la réaction déroute Teagene, égaré dans l’imposant tunnel de coloratures.

À l’issue de la coda, Hasse recourt de nouveau à une Romanesca pré-cadentielle qui aboutit à un contre-ré suivi d’un emphatique saut d’octave descendant.  

La seconde strophe est mise en musique de façon contrastée sous la forme d’un poco allegretto en 3/8 et ré mineur où cors et hautbois font silence. Le contraste permet ici de souligner la modification de la situation d’énonciation. En effet, sous couvert d’affirmations générales et presque gnomiques, le destinataire réel de la strophe n’est pas Teagene, mais Achille, à qui Deidamia reproche son infidélité.

Aria la plus directement virtuose de l’opéra, « Del sen gli ardori » nous montre une Deidamia vive, spirituelle, jouant des ambiguïtés de son discours et prétendant à la maîtrise de sa vie et de son cœur, ce que la suite du drame s’attachera à démentir.


[1] Je m’appuie dans cet article sur l’aria telle qu’elle figure dans la partition de copiste conservée à la Biblioteca Albertina de Leipzig (D-LEu, N.I. 10298a) et disponible numérisée sur IMSLP.

Publié par ilcarocinese

Docteur en histoire contemporaine, passionné de longue date par la musique de Hasse et par l'opera seria

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